Fonte des neiges au coeur de l'hiver

Julia a décidé de passer ce week-end dans la maison familiale, patrimoine hors-saison qui ne s'éveille normalement qu'une fois le printemps arrivé. Elle vient de divorcer, brisure de vie, miroir éclaté de ses années de bonheurs fugaces et dérisoires, de ce côté-ci des rives de son histoire. De ces moments zébrés, elle garde en elle cette torpeur floue et lancinante, masque maladroit de ses douleurs. 

En ce janvier déraciné, elle vagabonde dans les souvenirs basculés de son enfance où l'insouciance l'emportait vers les chemins mobiles de cet avenir aux sonorités enchantées de l'Autre monde, cette vie d'adulte qu'elle prévoyait alors romanesque et littéraire en diable, comme les pages de ces livres dévorés, évasion contemplative où, blottie dans le fauteuil de la bibliothèque, elle larguait les frontières de son imaginaire...
  
Durant ces temps à l'horloge arrêtée, elle s'inventait un univers où les mots étaient étoiles et les personnages de papier, des soleils qui illuminaient son quotidien de mille comètes enflammées.
       
Que lui reste-t-il aujourd'hui de tous ces voyages au zénith de ses rêves de petite fille? Comment les événements cleptomanes ont-ils pu dérober à ce point ses espérances? Cette demeure ancestrale, arbre visible de ses racines, pourra-t-elle la poser, la soulager, la relever? Elle... cet ange déchu! Elle doute de renouer avec ses possibles poudrés accrochés aux plumes ternies par les blessures...
        
Et pourtant, elle sait les signes de guérison presque présents. Cette maison, clé de sa renaissance, est la raison de son départ précipité dans cet hiver foudroyé. Loin de ses repères quotidiens, Julia va tenter de retrouver ce regard d'enfant, celui des fées, poussière magique aux ailes parées de ses rêves qu'elle emporte dans cette valise placée dans le coffre de sa voiture, comme se dépose sur le pare-brise le givre de ses espoirs encore fragiles.
       
Elle démarre, jetant les amarres de cette vie révolue. L'itinéraire défile, déployé sinueux de ses robes gantées de dentelle, matinée hivernale aux glacés frigifiés. Dans le vide silencieux de l'habitacle, elle laisse courir les kilomètres sur l'asphalte de ses pensées.

En pilotage automatique, Julia s'étonne de découvrir dans le rétroviseur le profil aimé de la vieille bâtisse, engoncée dans la brume frileuse de cette aurore boréale. Le jardin, jouxtant l'allée dans laquelle elle s'est engagée en marche arrière, lui propose un sorbet de végétaux à l'arôme hiberné qui réchauffe son coeur du paradis floral des bourgeons éclos. La jeune femme sourit au souvenir de ces jeux printaniers où les parties de cache-cache derrière les marronniers complices faisaient fuser son rire d'hirondelle, indiquant à ses amies le nid si maladroitement gardé.
        
Elle sort son maigre bagage du coffre, signe d'un désir de dépouillement assumé pour commencer cette retraite, base d'un nouveau chemin emprunté. Dans la patience de cette construction à venir, elle ouvre la porte de l'antique demeure. Ses pas résonnent sur le carrelé sombre du couloir. A tâtons, elle cherche l'interrupteur, avec cette légère angoisse d'apercevoir le visage du cher disparu. Les fantômes du coeur hantent de leurs douceurs l'amertume discrète du présent.
  
A cet instant précis, Julia se demande si c'est elle ou lui qu'elle est venue retrouver dans cet isolement aux portes de l'enfance.

Julia se dirige vers la cuisine où son regard frôle ces meubles à la patine évaporée des cuissons. Tant de plats ont été confectionnés dans ce palais aux mille délices. Elle retrouve l'odeur du pain perdu, du chocolat chaud, des crêpes. Les goûters d'enfance... sans doute le souvenir le plus prégnant d'une vie. Ces gourmandises sucrées titillent encore aujourd'hui ses papilles d'adulte épicurienne.

Loin de ces festins, elle va chercher dans son sac un simple sachet de soupe, prend le poêlon pour chauffer l'eau. Heureusement que le voisin, concierge improvisé et ami d'enfance, a apporté cette nouvelle bouteille de gaz et déposé quelques bûches dans la cheminée pour permettre à la jeune femme de se réchauffer. Les mains entourent la tasse, brasero improvisé au liquide réconfortant.

Julia n'a pas trop envie de monter à l'étage... Le froid et l'humidité la confinent au rez-de-chaussée. Elle s'occupera plus tard du lit et de sa valise. La fatigue s'installe. Elle s'assied dans le fauteuil de la bibliothèque et s'endort, lovée dans une couverture, espérant oublier dans les bras de Morphée cette triste journée d'hiver. Le temps se suspend et l'anesthésie de tout.

Dans une farandole improbable, les livres s'envolent, dansent et ouvrent leurs personnages de papier. Julia retrouve ses compagnons de voyage et tous ces récits oubliés. Soudain, les papillons d'encre laissent la place à une silhouette attendue, un livre à la main. Elle est sereine. Tout est limpide pour qui sait voir au-delà du visible. Les regards se retrouvent, la bouche du grand-père reste scellée, mais les mots vibrent et résonnent étrangement en elle: " Tu ne peux pas ouvrir le livre de ta vie, car tout est encore à construire. L'avenir n'y est pas écrit. C'est à toi de trouver la clé qui poussera la porte de ta liberté. Dans ta vie, élève tes espoirs; dans tes écrits, trace ta mémoire. "

Son aïeul lui sourit, tend une dernière fois vers elle son regard d'éternité, lui envoie un baiser et dépose sur ses genoux l'ultime présent.

Julia se réveille, retrouve ses repères, s'étire et se lève. Elle observe les hautes étagères à la recherche d'un trésor de lecture, son livre de conte préféré qu'elle feuillette avec le tremblé d'une émotion si longtemps enfouie. Un papier plié s'envole et se dépose à ses pieds. Elle reconnaît l'écriture fine et délicate d'une âme particulière et aimée. A la lecture de cette lettre, un malaise la prend...


Ma petite fille chérie,
Je te déposerai cette lettre lorsque je sentirai mon heure arriver. 
J'ai longtemps réfléchi à l'endroit où te laisser ce papier. Connaissant ton goût des livres, je le dépose dans ton conte préféré. Déjà toute petite, tu m'en réclamais une lecture par jour. Jamais tu ne te lassais et moi, en bon papi, je le relisais encore et encore. Ce livre accompagnait ton enfance. Cette lettre accompagnera ta vie d'adulte. 
Prends-la comme un chemin, un meilleur et une consolation. Je sais dans quel terrible labyrinthe te laissera ma disparition, mais sache, ma petite, que mon coeur est éternel et que je serai toujours à tes côtés.
Tu ne peux pas ouvrir le livre de ta vie, car tout est encore à construire. L'avenir n'y est pas écrit. C'est à toi de trouver la clé qui poussera la porte de ta liberté. Dans ta vie, élève tes espoirs; dans tes écrits, trace ta mémoire. 
Je te promets de revenir après le Dernier départ pour t'aider à te délivrer du passé. Ce qu'un homme ne peut éclairer, un ange pourra le défier. La valise la plus lourde peut être posée. 
Transmets cette lettre à tes descendants car je sais qu'une famille tu pourras construire, toi ma petite fille dont s'ouvrent les portes de l'avenir.
                                                                                                         Papi
  

La lettre repliée, elle a compris les traces du passé, tremplin de son présent, vers cet avenir qu'elle sait désormais de tous les possibles. Les larmes qui coulent sur les joues de Julia sont celles de la délivrance; barrage ouvert, cascade de sa réconciliation avec elle-même. La culpabilité l'a quittée. Désormais, elle peut à nouveau rêver.




© Sandra Dulier - Retrouvez l’auteur sur son site www.sandradulier.com et ses livres Carnets poétiques (2016), Fleurs d'écume (2015) et Fleur de poésie source de vie (2012) sur TheBookEdition


Commentaires

  1. Bravo. L'art de créér des atmosphères et de susciter l'au-delà du visible !

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  2. Merci pour votre appréciation et vos encouragements.

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  3. Un moment de vie qui ouvre tout les possibles, un personnage émouvant...
    J'ai été taguée par Carine-Laure et je t'ai tagué à mon tour, vas voir sur mon blog, sinon pas de soucis :-)
    Bon week-end !

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